CHAPITRE III
— Je m'appelle Lachlan, dit le musicien. Je suis harpiste, mais aussi un prêtre de Lhodi le Sage. Vous avez entendu parler de la magie que détiennent les adorateurs de Lhodi, n'est-ce pas ? Les récits sont véridiques.
Les hommes demeuraient attentifs. Je me demandai quel était le but du harpiste.
— Lhodi le Sage, appelé aussi le Père Universel, a offert à certains d'entre nous le don du chant, le don de guérison, ou le don des mots. Rares sont ceux qui bénéficient des trois. ( Il eut un sourire énigmatique. ) Je suis un de ceux-là ; cette nuit je partagerai ces dons avec vous.
La harpe émit un son plaintif, qui me fit frissonner jusqu'à la moelle des os. Il regarda de nouveau l'assemblée, comme s'il essayait de deviner ce que chacun pensait.
— D'aucuns nous traitent de sorciers, reprit-il, et je ne le nierai pas. Ma Dame — ma harpe — et moi avons traversé moult pays, et nous avons appris beaucoup de choses. Ce soir, je vous donnerai ce que tout homme souhaite : le retour aux jours de son insouciance. Restez assis, écoutez-nous, ma Dame et moi, et vous recevrez le don de Lhodi. Vous revivrez le meilleur moment de votre vie.
La musique commença. Pendant un instant, ce ne furent qu'harmonies de harpe, telles que j'en avais souvent entendu. Puis quelque chose changea. Une mélodie sous-jacente se développa, monta.
Soudain, je la sentis dans ma tête. J'eus l'impression d'être devenu une des cordes de l'instrument, sans autre volonté que celle du harpiste.
Les couleurs de la pièce disparurent, comme un verre de vin renversé et vidé. La seule chose réelle était la harpe et son éclat doré, rehaussé par l'éclat vert de l'émeraude. Puis cela aussi disparut...
Pas de guerre... pas de sang... pas de vengeance... A leur place, les jours de ma jeunesse, et un Karyon de dix-huit ans, admirant le splendide cheval de guerre que son père venait de lui offrir. Je me souvenais de tout, car c'était le jour où j'avais été déclaré héritier du trône du Lion.
Je dévalais les escaliers du château de Joyenne, à l'aube de mes dix-huit ans. Je savais que mon cadeau d'anniversaire serait un cheval de guerre, mais j'ignorais lequel. Je n'avais pas osé espérer...
Et pourtant, c'était bien lui. Le fils du grand étalon roux et de la meilleure jument de mon père ! Adulte, dressé, il faisait un cheval parfait pour un guerrier. II est vrai que je connaissais surtout la salle d'entraînement et les tournois, mais j'étais prêt à prouver ce que je valais sur un champ de bataille. Je n'aurais pourtant pas souhaité que ce moment arrivât si tôt.
Je compris alors le revers de l'enchantement du harpiste. Il m'avait rendu mes jours d'innocence, c'est sûr, mais avec la connaissance de ce qui suivrait. Il n'aurait pas pu choisir souvenir plus évocateur, ni plus douloureux.
Je suis persuadé qu'il l'avait fait volontairement.
Les souvenirs se transformèrent. Je n'étais plus le jeune prince tendant la main vers son étalon, mais un prisonnier sale et épuisé, des fers atviens autour des poignets.
Tous mes muscles se nouèrent ; je sentis une sueur froide m'inonder le corps. Alors je fus de nouveau assis dans une taverne bondée, au cœur d'une tempête de neige ellasienne.
Les couleurs revinrent. La lueur des chandelles éclaira la pièce, et je m'aperçus que j'étais toujours assis sur mon tabouret, la main de Finn autour de mon poignet. Je compris pourquoi : mon poing serré tenait la lame à manche d'os dirigée vers le harpiste.
— Pas encore, dit Finn. Plus tard, peut-être, quand nous connaîtrons ses intentions.
Cela me mit en colère. Je me retournai contre Finn, ce qui n'était pas bien, mais la cible que je voulais m'était interdite pour le moment.
— Que t'a-t-il donné, à toi ? Un Cheysuli sur le trône du Lion ?
Finn ne sourit pas.
— Non, dit-il doucement. Il m'a donné Alix.
Cela me fit réfléchir. Alix, bien sûr. La femme qu'il avait désirée au point de l'enlever. Et qui s'était détournée de lui pour épouser Duncan.
La femme qui était ma cousine, et que je désirais aussi.
J'eus un rire amer.
— Ce harpiste est doué... Ou bien est-il plus sorcier que musicien, comme il le prétend ? Crois-tu que ce soit un Ihlini ?
— Non, je le sentirais, répondit Finn. Et j'ai entendu parler du Père Universel. C'est un dieu ellasien. ( Il se servit un verre de vin. ) Je vais aller m'entretenir avec ce bougre.
Lachlan, ayant fini de chanter, parcourait la pièce pour récolter son paiement en pièces, en babioles ou en vin. Il portait sa harpe au creux d'un bras, et son autre main tenait un gobelet. La lumière scintilla sur l'argent qui retenait ses cheveux. Il était jeune, environ mon âge, et un peu moins grand que moi.
Il s'approcha de notre table en dernier, comme je m'y attendais. Je poussai la carafe de vin vers lui pour qu'il se serve, et je lui tendis une pièce d'or sortie de ma bourse.
Il sourit, s'assit à notre table, et se versa du vin dans le gobelet qu'il portait.
— De l'or des Steppes, dit-il en examinant le dessin grossier qui marquait la pièce. Je ne reçois pas souvent cette monnaie en paiement. Mes talents ne valent pas autant. Tenez, reprenez-la.
Il reposa la pièce sur la table. Je reconnus l'insulte, même si je n'en compris pas la raison.
— Gardez-la ou non, comme vous voudrez, dis-je en prenant mon gobelet. Mon compagnon et moi revenons intacts de la guerre entre les Caledonans et les hommes des Steppes. Nous sommes généreux à cause de notre bonne fortune.
Le harpiste sirota son vin.
— Est-ce que mon don vous a fait plaisir ? demanda-t-il.
Je le regardai fixement par-dessus mon gobelet.
— En aviez-vous l'intention ?
Il sourit.
— Je me contente de partager mon don — le don de Lhodi — avec celui qui écoute. Ce sont vos souvenirs, pas les miens. Comment pourrais-je décider de ce que vous verrez ?
Il regarda Finn, comme s'il attendait quelque chose. Mon homme-lige ne sourcilla pas, apparemment à l'aise.
— Vous dites que vous vous êtes battus pour Caledon, reprit le harpiste, mais vous n'êtes pas Caledonans. Je sais reconnaître un Cheysuli quand j'en vois un. Et vous, vous n'êtes pas Caledonan non plus. Vous parlez bien l'ellasien, mais vous n'avez pas le bon accent. Vous êtes Solindien, peut-être, ou Homanan.
— Nous sommes des mercenaires, dis-je, ce qui avait été vrai. Nous n'appartenons à aucun royaume.
Il me regarda. Ne portant plus la tresse de mercenaire nouée avec une cordelette rouge, j'étais de nouveau un homme libre, dont l'épée demeurait à louer. Avec un Cheysuli à mes côtés, je devenais un homme de valeur. Notre service valait de l'or.
— Pas de royaume, sourit-il.
Il se leva.
— Prenez votre paiement, dis-je, il était fait de bonne foi.
— Et je le refuse de bonne foi, dit-il. Vous en avez plus besoin que moi. Je n'ai pas d'armée à lever.
Je ris à haute voix.
— Vous ne savez pas ce qu'est un mercenaire, harpiste ! Nous ne levons pas d'armée, nous servons dans celles des autres.
— J'ai exprimé exactement ma pensée, répliqua-t-il, solennel, avant de s'éloigner.
Finn ramassa son poignard. Enfin, pas exactement le sien. Comme moi, il le cachait, et utilisait couramment une lame prise à un homme des Steppes.
— Ce soir, dit-il, je parlerai à ce harpiste.
Je me demandai un instant si Lodhi interviendrait en faveur de son adepte...
— Fais ce que tu dois, répondis-je.
La taverne était pleine à craquer à cause de la tempête. Il n'y avait plus de chambres individuelles. Le mieux que je pus obtenir fut deux paillasses à même le sol, dans une pièce déjà occupée par trois personnes. Elles dormaient quand j'y entrai, seul. Je m'allongeai sur la paillasse infestée de vermine, et attendis le retour de Finn.
Sans un bruit — la porte n'avait même pas grincé —, il s'accroupit à mes côtés.
— Le harpiste est parti, dit-il.
— Dans cette tempête ?
— Il n'est plus là.
Je me redressai, ma main droite se refermant sur la garde de mon épée.
— Qu'est-ce qui a pu le pousser à lever le camp ?
— L'or est souvent une bonne raison, dit Finn.
Il s'allongea sur sa paillasse, silencieux.
Les questions se pressaient dans ma tête, mais ni Finn ni moi n'en connaissions les réponses. Aussi, au bout d'un moment, je me rallongeai et m'endormis.
Avec un Cheysuli à ses côtés, même un prince dont la tête était mise à prix n'avait pas besoin de craindre pour sa sécurité,
Nous repartîmes au matin. La tempête avait cessé. Devant l'auberge, mes bottes s'enfonçaient dans la neige épaisse. La piste était plus praticable, la neige y étant tassée. Dès que nous atteignîmes la forêt, Finn démonta et appela son lir.
Storr vint aussitôt, bondissant comme un chien ; mon compagnon lui passa un bras autour du poitrail et l'attira vers lui.
Je ne saurais dire exactement quelle est la nature de leur lien. Mais sans le loup, Finn ne serait qu'une ombre ayant perdu la volonté de survivre. Il m'aurait semblé sinistre de ne pouvoir vivre qu'à travers un lien magique avec un animal, mais je ne pouvais ignorer ce qui existait — et qui semblait fonctionner à merveille. Avouerai-je qu'il m'est arrivé de ressentir de la jalousie à voir la profondeur de leur union. J'ai eu des chiens et des chevaux que j'ai beaucoup aimés, mais ce n'était pas la même chose.
Le nouveau cheval de Finn, un hongre marron foncé que nous avions acheté au tavernier, tira sur ses rênes. Finn donna une tape amicale à Storr, et remonta en selle.
— Comment va-t-il ?
— Très bien, répondit-il, un demi-sourire satisfait aux lèvres. Il aimerait bien rentrer chez nous.
— Moi aussi ! ( Je regardai le ciel. ) Si le temps se maintient, nous atteindrons Homana dans la journée. Nous devrions peut-être passer par la Citadelle.
Finn se tourna vers moi.
— Si vite ?
Je me mis à rire.
— N'as-tu pas envie de revoir ton frère ?
— Tu sais bien que je serais heureux de retrouver Duncan. Mais je n'avais pas imaginé que nous irions en terre cheysulie dès notre retour.
— Nous passerons à côté. La Citadelle est proche de la frontière que nous allons traverser. Et puis, je crois que nous avons tous deux envie de revoir Alix.
Finn évita mon regard. Les années n'avaient pas émoussé son désir pour la femme de son frère. Ni le mien...
— Est-ce pour moi que tu veux aller voir Alix, ou pour toi ?
Je souris en essayant de cacher mes regrets.
— Elle est mariée et heureuse. La seule place qu'il y ait pour moi dans sa vie, c'est celle de cousin.
— Et moi, de rujholli.
Le rire de Finn était amer.
— C'est bizarre, n'est-ce pas ? Les dieux se sont vraiment joués de nous... Je t'ai volé Alix, mais c'est mon frère qui a bénéficié du larcin !
Il fit le geste cheysuli que j'avais appris à haïr, paume retournée et doigts étendus.
— Le tahlmorra, je sais ! Mais je n'aime pas beaucoup ça...
Finn éclata de rire.
— Peu importe aux dieux que nous n'aimions pas ça. Ils entendent seulement que nous servions la prophétie.
— Tu la sers, pas moi ! Je ne veux rien avoir à faire avec elle, je suis un prince homanan.
— Et tu seras roi d'Homana... Avec l'aide des Cheysulis.
Finn talonna sa monture.
— Allons-y, dit-il.
— Tu es sûr du chemin ?
Finn me jeta un regard écœuré.
— Nous allons à la Citadelle, n'est-ce pas ? Je connais le chemin, Karyon. N'oublie pas que j'y vivais, autrefois.
Je ne répondis rien. Parfois, avec Finn, il est plus simple de ne rien dire.